Du surréalisme à la figuration féministe : deux visions de l’art caribéen postcolonial à Londres
Par: Jennyfer Adnet
Du surréalisme à la figuration féministe : deux visions de l’art caribéen postcolonial à Londres
Publié le 16 janvier 2025
“Well, believe me I am speaking broadmindedly
(Eh bien, croyez-moi, je parle en toute ouverture d’esprit)
I am glad to know my Mother Country
(Je suis heureux de découvrir ma Mère Patrie)
I have been travelling to countries years ago
(J’ai voyagé dans des pays il y a des années)
But this is the place I wanted to know
(Mais c’est l’endroit que je voulais vraiment connaître)
London that is the place for me
(Londres, c’est l’endroit fait pour moi)”
– Lord Kitchener, London is the place for me, 1948
Ces paroles du trinidadien Lord Kitchener, psalmodiées en 1948 à son arrivée au Royaume-Uni, résonnent comme un témoignage empreint d’espoir. Pourtant, derrière cet enthousiasme, se cache une réalité complexe : celle d’une migration initiée par des impératifs économiques coloniaux. Il s’agit de la Windrush Generation.
Ces évènements restent aujourd’hui sous-représentés bien qu’ils aient profondément marqué la société britannique. En effet, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le Royaume-Uni, en proie à une grave pénurie de main-d’œuvre, a sollicité les populations de ses anciennes colonies pour rebâtir le pays. Parmi elles sont comptés de nombreux caribéens ayant traversé l’Atlantique, porteurs d’une mémoire collective issue des violences coloniales et d’une riche tradition culturelle. C’est donc en 1948 que les premiers navires du HMT Empire Windrush débarquent dans le bassin caribéen.
Londres, épicentre de cette diaspora, devient le théâtre d’une production artistique vibrante où se croisent mémoire et revendication. Cet article explore comment deux artistes d’arts visuels caribéens, chacun à sa manière, ont utilisé leur art pour interroger l’héritage postcolonial, redéfinir l’identité et transformer l’espace culturel londonien : l’un par le surréalisme empreint d’une poésie revendicative, l’autre par un art hydride féministe et politique.
Abstraction cosmique et résonances culturelles
Né en 1926, à Georgetown (Guyana), Aubrey Williams était un artiste peintre arrivé à Londres dans les années 1950, faisant de lui une personnalité issue de la génération Windrush. Il intégrera par la suite la St Martin’s School of Art pour devenir quelques années plus tard une des figures majeures du Caribbean Artists Movement (CAM). Un mouvement artistique et culturel qui a favorisé la mouvance créatrice de cette communauté immigrée au Royaume-Uni. Ce courant, aussi bien artistique qu’intellectuel, s’est agencé en un véritable microcosme favorisant les dialogues diasporiques. Permettant alors aux artistes de re-questionner et mettre en lumière leur place dans une société où le regard eurocentrique primait.

De cette manière, Williams est surtout connu pour ses œuvres abstraites inspirées des traditions culturelles autochtones dans la Caraïbe, et plus largement, des Amériques. Il a intégré des motifs inspirés des cosmologies et mythologies autochtones dans un langage moderne, en mêlant abstractions géométriques pollockéennes et klinéennes avec des éléments de l’art tribal. L’influence majeure de son style remonte à son expérience comme agronome à la fin des années 1940. Travaillant comme agent agricole dans le nord du Guyana entre 1947 et 1949, Williams entre en contact avec le groupe ethnique autochtone Warao. Il observe leurs coutumes, rituels et récits. Ces expériences nourriront son art pour le vêtir d’une cosmogonie aux accents spirituels et écologiques tout en dépeignant des réalités contemporaines.
L’art comme outil d’affirmation identitaire
Issue du mouvement artistique plus large, Sonia Boyce est une figure emblématique du British Black Art. D’origine barbadienne et guyanienne, elle naît en 1962 à Londres et se distingue par sa particularité d’artiste protéiforme ainsi que chercheuse. Elle touche aussi bien à la peinture abstraite et figurative, qu’à la performance, la vidéo, et les installations qui interrogent les notions de race, de genre et de représentation.

En se faisant une place dans le mouvement British Black Art fondé en 1982, Boyce s’appuie sur les théories féministes et postcoloniales pour dénoncer l’effacement des corps noirs dans les pratiques artistiques conceptuelles. Ce positionnement interroge les normes artistiques établies et recentre la création sur des récits hybrides et multiples, dépassant les simples catégories d’altérité.
Le travail de Sonia Boyce s’inscrit dans une critique des récits dominants de l’histoire de l’art occidental, notamment à travers sa réflexion sur les corps noirs et les héritages coloniaux. Si ses premières œuvres comme Lay Back Keep Quiet and Think of What Made Britain So Great explorent les violences coloniales.
En effet, un des autres moments clés dans son évolution créatrice est sa rencontre avec Aubrey Williams, lors de la conférence Is There a Black Aesthetic? en 1986-1987. En articulant une critique de l’abandon par la jeune génération des projets modernistes et de la liberté qu’offre l’abstraction, Williams pousse Boyce à réfléchir à son propre positionnement artistique. Les œuvres du peintre, qui intègrent des figures aztèques dans des compositions abstraites, proposent une réinterprétation des origines de la modernité à travers le prisme de récits non coloniaux et caribéens.
Cette rencontre influence Boyce de manière décisive. Elle réalise alors qu’elle s’efforçait à dialoguer avec la génération précédente sans véritablement s’adresser à celle dont elle fait partie. Ce déclic l’amène à reconfigurer sa pratique artistique. Il s’agit non seulement de questionner les espaces, les relations entre art et l’ère postcoloniale tout en y intégrant une réflexion sur l’hybridité et la créolisation. Ces notions redéfinissent les récits de l’histoire de l’art en échappant aux catégories figées d’altérité.
Une refiguration des institutions artistiques britanniques dans la considération des artistes afro-descendants
Au mitan de ces mouvements artistiques postcoloniales, la reconnaissance des artistes demeure tout de même marginale. Tel a été le cas pour Aubrey Williams, ignoré par la scène artistique mondiale. Il n’a été inclus dans aucune rétrospective sur la peinture britannique de son vivant. Ce n’est qu’après son décès, en 1990, que Williams a commencé à être reconnu, son archive ayant été acquise par le Tate en 2001.
En contraste avec cette trajectoire tardive de reconnaissance, Sonia Boyce incarne une figure contemporaine dont l’influence a contribué à élargir l’espace pour les artistes noirs dans les institutions artistiques britanniques. En tant qu’artiste et chercheuse engagée, Boyce a non seulement produit une œuvre critique et protéiforme, mais elle a aussi joué un rôle actif dans la transformation des institutions culturelles. Sa position au sein du Tate Modern, l’une des institutions les plus prestigieuses du Royaume-Uni, témoigne de cette dynamique. En 2022, elle atteint un sommet de reconnaissance internationale en devenant la première femme noire à représenter le pavillon britannique à la Biennale de Venise.
Bien que les pratiques artistiques de Aubrey Williams et Sonia Boyce soient différentes, elles se rejoignent dans un objectif commun : celui de réinventer et de revendiquer une identité afro-descendante dans un contexte britannique postcolonial. De ces deux figures, il est indéniable que la diaspora caribéenne a joué un rôle important au sein de la sphère artistique britannique. Les différentes générations ont su se réapproprier des espaces artistiques et culturels tout en explorant la complexité des identités post-coloniales.
Références de cet article
https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/04/30/qu-est-ce-que-la-generation-windrush-qui-a-cause-la-demission-de-la-ministre-de-l-interieur-britannique_5292800_4355770.html
https://www.rmg.co.uk/stories/windrush-histories/story-of-windrush-ship
https://www.bbc.com/news/uk-43782241
https://exploringtraffordsheritage.omeka.net/exhibits/show/windrush–calypso—cricket/aldwyn-roberts–lord-kitchener
https://www.tate.org.uk/art/artists/aubrey-williams-2314
https://journals.openedition.org/critiquedart/15421#ftn1

Jennyfer Adnet
Ayant un attrait pour la valorisation des héritages caribéens, Jennyfer ADNET est une des actrices engagées de la scène culturelle afro-descendante contemporaine. Originaire de la Guadeloupe et de la Martinique, elle explore son identité à travers des projets créatifs tels que la poésie et la mode. Jeune titulaire d’un master en direction de projets et d’établissements culturels, elle ambitionne de promouvoir les enjeux d’identité et de transmission au cœur des arts caribéens.
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