Les artistes antillais, entre visibilité locale et invisibilisation nationale, un paradoxe post-colonial

Par Noor-Sharina Grondin

Les artistes antillais, entre visibilité locale et invisibilisation nationale, un paradoxe post-colonial

Publié le 17 décembre 2024

Pour quelles raisons les artistes antillais sont invisibilisés des ondes radios françaises ?

En tant qu’anciennes colonies françaises, on peut supposer qu’il demeure un certain racisme envers les territoires ultra-marins, qui se manifeste sous la forme d’un déni d’existence culturelle. Peut-on citer une seule chanson populaire polynésienne ? une chanson kanak ? un artiste réunionnais ou mahorais qui ait été une fois diffusé sur les radios françaises ? Depuis quand ces artistes ont-ils été diffusés sur les radios françaises pour la dernière fois ? L’ont-ils seulement été une seule fois ? Quand ont-ils rempli Berçy pour la dernière fois (hormis Kalash en 2022) ?

Ces territoires sont pourtant des lieux stratégiques pour la France tant du point du vue politique que militaire, ils participent également à la diffusion de la francophonie, pourtant ce déni de la culture créole (comme le dit le Professeur Raphaël Confiant : « Le créole fut dès le départ la langue des Noirs et des Blancs nés aux Antilles.[1] ») persiste comme si les gouvernements français se refusaient d’admettre la richesse culturelle que ces territoires ont également à leur apporter autrement que par leurs lieux stratégiques, leurs richesses géologiques et leur manne touristique. On parle souvent des Antilles, de la Réunion ou encore de la Polynésie française à travers l’angle du tourisme, de la légèreté de vivre comme si ces territoires n’avaient que seulement à offrir, leur corps terrestre au sens géologique et géographique mais aussi le corps des populations. Pour rappel, durant la période coloniale et même post-coloniale, on vantait énormément l’exotisme des corps féminins[2], en s’appropriant le corps des femmes, en le fantasmant, on s’appropriait également le territoire terrestre d’où elles venaient[3]. Le corps exotique fascine depuis les premières colonisations (cf : La controverse de Valladolid qui a lieu en Espagne du 15 août 1550 au 4 mai 1551) et nombreux sont les peintres, écrivains et musiciens à l’avoir exalté comme les vahinés alanguies de Paul Gauguin, mais aussi à l’art nègre des surréalistes, la négrophilie du Paris des années 1920, sans oublier la fascination pour Joséphine Baker, la belle « panthère noire » représentée par l’affichiste Paul Colin. Après la fétichisation des corps vient celle des paysages, en témoigne la célèbre chanson de Charles Aznavour « Emmenez-moi », publiée en 1967.

« Emmenez-moi au bout de la terre

Emmenez-moi au pays des merveilles

Il me semble que la misère

Serait moins pénible au soleil »

Il y a une réelle idéalisation de la vie dans les territoires ultra-marins, ce fantasme conduit à de nombreuses dérives, on ne voit pas la pauvreté, le chômage, la précarité, l’isolement des femmes victimes de violences intra-familiales, non, on ne voit que des paysages idylliques illustrés par les cartes postales. Le public blanc français veut du rêve et du divertissement, s’évader à travers les chansons pour s’extraire d’un quotidien parfois trop lourd à porter. Les artistes en jouent, tous les clips vantent cet exotisme, ces femmes plantureuses. Le titre God Bless[4] de Krys[5] sorti fin juin trouve un écho tout particulier tant il dénote avec le mouvement anti-vie chère débuté ce 1er septembre. Son message est de cultiver la joie de vivre, le lâcher prise et ce titre a été parodié sur les réseaux sociaux pour dénoncer la cherté de la vie sur les réseaux sociaux.

Pour Krys, qui a vingt ans de carrière derrière lui, God bless est né dans la joie.

« I ni on bel visage, on gwo fèss

Oh yes, God bless

I ni on bel visage, on gwo fèss

Oh yes, God bless

Vini ban sa, ah-ah

Vini ban sa, ah-ah-ah-ah »

« Je pense que c’est ce que les gens ressentent. C’était un moment d’inspiration. J’ai écrit le texte avec le sourire. C’est vraiment un morceau pour le lâcher prise et pour s’amuser tout simplement[6] ». L’artiste a d’ailleurs été « validé » par Aya Nakamura sur TikTok[7], ce qui démontre le poids de cette artiste, même sur la communauté antillaise. Les artistes antillais sont donc visibles, surtout sur les réseaux sociaux où ils alimentent leurs comptes de stories, sessions d’enregistrements, font participer leurs communautés au choix des couvertures de leurs singles sur leurs canaux, diffusent des teasers et des feats en « exclu » pour stimuler leur communauté. Cependant, le manque de ligne éditoriale, de structure et de community manager conduit les artistes à certaines dérives ou à manquer des occasions professionnelles.

Toutefois, la France hexagonale, hors discothèques et boites de nuit ne répond pas à la créativité artistique des ultra-marins.

Reconnaître ces territoires, leur histoire et leur culture et leur apport culturel à l’ensemble de la société, c’est cela l’universalisme.

Le terme des « musiques urbaines » est originairement utilisé dans l’industrie du disque aux Etats-Unis et englobe la musique populaire afro-américaine. Cette catégorisation les distingue des musiques « blanches », mais, comme on peut le voir avec la country, les musiques « blanches » américaines sont issues des instruments comme le banjo et des chants des esclaves planteurs.

Ce terme voit le jour dans les années à partir des années 1980 du moment où les musiques noires américaines sont jouées pour un début dans les radios dans le but de plaire et toucher un large public, en particulier le public blanc. Il regroupe des genres musicaux tels que la soul, le R&B, l’acid jazz, le rap et la pop. Pour beaucoup ce terme sous-entend « musique de racaille », « musique de banlieue » de manière péjorative comme on peut le voir dans le deuxième épisode de la série de documentaire sur DJ Medhi paru sur Arte ces derniers jours. Aujourd’hui, le terme « musique urbaine » est très critiqué, en 2020 Gims a lancé ce mouvement de déconstruction, cependant, la majeure partie des plateformes de streaming continuent d’utiliser ce terme. 

En 2018 suite aux évènements qui ont conduit à la mort de Georges Floyd, Republic Records a publié ce message sur sa story :

« Dès à présent, Republic Records va supprimer “URBAIN” de ses vocables de description de départements, d’intitulés de poste, et des genres musicaux”, ajoutant qu’ils “encouragent le reste de l’industrie de la musique à le suivre [dans cette démarche], puisqu’il est important de former le futur en fonction de ce que nous aimerions voir, et non d’y ajouter les structures obsolètes du passé. »

La musique urbaine reste stigmatisée, on lui reproche d’inciter à la violence, de véhiculer des images de drogue, d’armes à feu etc.

« La connotation du mot n’a pas un poids positif”, expliquait déjà en 2018 Sam Taylor, de chez Kobalt Music Group, la société de gestion des droits et d’édition. “Il rétrograde l’impact incroyable du R’n’B, de la soul et du hip-hop sur la musique. Et en tant que cadres noirs, nous avons le pouvoir d’éliminer le mot ‘urbain’ – de changer la description ».

Karim Hammou sociologue, chargé de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa-CSU) a fait des recherches sur les carrières artistiques et les rapports de pouvoir dans les industries culturelles ; il explique que la notion de « musiques urbaines » charrie une « spatialisation de problèmes sociaux » liés à des inégalités ethno-raciales.

Reconnaître un territoire, c’est aussi lui attribuer une forme d’autonomie, comme ce fut le cas en 2021 pour la Barbade. Le 30 novembre 2021, la Barbade, île des Caraïbes proche du Venezuela est officiellement devenue une république tout en restant membre du Commonwealth alors qu’elle avait obtenu son indépendance en 1966. L’actuel roi Charles III était présent lors de cette cérémonie, tout comme Rihanna[8]. Le premier ministre de l’époque, Boris Johnson avait écrit à ce sujet : « Nous resterons des amis et alliés loyaux, en nous appuyant sur les affinités et connexions durables entre nos peuples et sur le lien spécial du Commonwealth », ainsi, la Barbade est libre, indépendante, pleinement autonome mais reste liée à la Grande-Bretagne, si la présence militaire des Britanniques est requise dans les

Caraïbes, elle dispose ainsi d’une place forte où envoyer ses troupes d’intervention. Pour autant, est-ce que la Grande-Bretagne a reconnu la richesse culturelle barbadienne ? Je ne parle pas de rhum, des plages paradisiaques ou de son carnaval mais bien de sa culture créole ; c’est-à-dire l’ensemble des connaissances (apports intellectuels, artistiques, idéologiques, historiques…) développés par la population.

La culture créole demeure un angle mort de notre histoire, surtout d’un point de vue politique. L’universalisme français tel que développé par les Lumières au XVIIème siècle efface tout particularisme régional ou social au profit d’une seule identité : l’identité française et pour être français, il faut parler et connaître l’histoire française. Les accents et langues régionales sont moqués ou mis en scène dans des téléréalités[9] qui renforcent ces clichés et stéréotypes[10]. Comment être fier de sa langue, de sa culture, de son corps, si l’on est moqué à la télévision ? Ce qui se passe depuis vingt-quatre-ans avec la téléréalité fait étrangement écho aux shows américains de la fin du XIXème – début XXème siècle qui caricaturaient les afro-américains, donnant ainsi naissance aux lois Jim Crow, et à la culture du blackface. La téléréalité est un angle-mort, peu traité par la presse, elle véhicule stéréotypes et clichés, ridiculise des populations : Les Chtis, les Marseillais. Pour certains acteurs du milieu musical, les artistes antillais ne sont pas invisibilisés volontairement parce qu’ils sont noirs mais tout simplement parce qu’ils sont considérés comme des artistes régionaux. Ainsi, Les Frérot Delavega par exemple ont connu avant tout un succès régional en Gironde avant de connaître un succès national, grâce à The Voice.

Néanmoins, en réponse à cette stigmatisation persistante, le 28 octobre a été choisi pour devenir la Journée Internationale de la langue et de la culture créoles[11].

La journaliste Claudia Soto rappelle à cette occasion les origines du créole :

« Le terme créole, a une double origine, espagnole et portugaise, (criollo, crioulo). Le mot désignait ceux qui étaient nés et avaient grandi dans les colonies, il s’étend très vite à tous les aspects de la vie et aussi à la langue. Le créole est donc un mélange, mais au-delà d’une simple hybridation, il se caractérise par une grammaire et un vocabulaire très étendu. C’est une langue nouvelle en perpétuelle évolution et enrichissement, une langue vivante. On le parle aux Antilles et en Guyane, mais aussi à La Réunion, à l’île Maurice, aux Seychelles et en Louisiane. »

Le créole reste la langue régionale la plus parlé au monde du fait des différentes diasporas, ce n’est pas un patois ni une sous-langue, c’est une langue à part entière, un métissage des langues européennes et dialectes africains comme le wolof, le bantu etc.

Prenons l’exemple de l’île de la Réunion. Parler créole fait partie du quotidien des réunionnais, bien plus que dans les autres départements d’Outre-mer d’après l’Insee. La grande majorité des Réunionnais parlent créole durant leur enfance : c’est le cas de huit personnes sur dix parmi celles âgées aujourd’hui de 16 à 64 ans et nées dans le département. Celles qui ne parlaient que français sont rares (8 %), de même que les bilingues (11 %). À La Martinique ou en Guadeloupe, les créolophones exclusifs sont minoritaires, puisque respectivement 17 % et 29 % des natifs ne parlaient que créole à l’âge de 5 ans[12]. On peut supposer que c’est dans cette logique de réappropriation et réaffirmation culturelle que l’assemblée de Martinique a adopté le 25 mai 2023 une délibération dont l’article 1er reconnaît la langue créole[13] comme langue officielle de la Martinique, au même titre que le français.[14]

En effet, la Constitution française de la Vème République datant du 4 octobre 1958, prévoit à l’article 2 que « la langue de la République est le français », et l’article 1er de la loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, stipule : « la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du patrimoine de la France. Elle est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics.  Elle est le lien privilégié des Etats constituant la communauté de la francophonie »[15].

Pourtant, les acteurs de terrain sont confrontés à des personnes de nationalité française mais issues de territoires ultra-marins qui ne parlent pas ou pas bien le français, certains étaient même illettrés. En 2022, l’illettrisme touchait 22% des réunionnais soit entre 115 et 120 000

personnes. Une personne est illettrée quand elle n’a pas une maîtrise suffisante de la lecture et de l’écriture pour être autonome dans les situations simples de la vie courante, et cela malgré le fait qu’elle ait été à l’école. En France hexagonale, il y a environ 7% d’illettrés.

Dans un article publié pour Outre-Mer la 1ère, le journaliste Jean-Marc Party[16] relatait qu’en 2014, 19% des personnes de 16 à 65 ans éprouvaient des difficultés plus ou moins fortes pour l’écriture, à savoir la lecture, la production spontanée de mots, la compréhension d’un texte simple. Un chiffre corroboré par un autre : en 2015, 20% des jeunes participants à la Journée Défense et Citoyenneté ont été détectés comme illettrés soit « 30% des jeunes Martiniquais âgés de 18 ans, soit un majeur sur trois sont encore en grande difficulté face à la lecture, face à la compréhension en français » déclarait la rectrice de l’académie, Nathalie Mons.

On assiste à un changement de paradigme, les sociétés créoles revendiquent leurs origines, leur langue, leur créolité afin de ne plus être un « angle mort de la République », des « sous-citoyens », ni français ni africains. Cette intersectionnalité pousse les jeunes générations à affirmer leur identité de manière claire et authentique.

En 1985, Kassav’ a fait une tournée spectaculaire en Afrique, une tournée couronnée de succès, montrant le lien entre les Antilles et le continent Africain comme si c’était un « retour à la maison » un hommage aux sources.

La jeune génération d’artistes antillais comme Méryl, Maureen, Kalash ou Paille ont fait le choix de chanter en créole, une manière de revendiquer leurs origines ethniques et culturelles et porter haut les couleurs de leurs îles. À l’image de Rihanna et de ses deux premiers albums aux sonorités caribéennes, les artistes luttent pour la reconnaissance de l’intégrité de leur culture. Les émissions comme Le Mouv’ ou Skyrock avec Planète rap, contribuent à donner de la visibilité à certains artistes comme Méryl[17] qui en a profité pour venir avec son « crew ». Mais justement, il semble ne pas encore suffisamment puissant.

Entre visibilité locale et invisibilité nationale

Après deux mois d’enquête auprès d’un panel d’acteurs du milieu : artistes, producteurs, managers, associatifs… La plupart d’entre eux et elles sont dans le milieu depuis plus de vingt ans et témoignent de la difficulté à exister en tant qu’artiste. Les artistes sont très peu nombreux à vivre de leurs prestations et de leurs singles. Désormais, la stratégie est différente, on signe des EP avec trois/quatre titres afin de voir si cela fonctionne sur le marché, ensuite on envisage de signer un album, mais signer un album veut souvent dire pour l’artiste, renier une partie de ses origines ethniques… et sa langue maternelle, le créole.

Ce n’est pas pour rien que Maureen dans la majorité de ses interviews ou même Méryl insistent autant sur l’usage du créole dans leur chanson, car la génération 70’-80’ immigrée en France, pour s’assimiler a dû bannir une partie de son identité.

Depuis près de vingt ans, de nombreux acteurs et actrices du milieu musical militent pour une reconnaissance du créole dans les textes mais surtout, une reconnaissance totale de leur culture.

Conclusion : Le problème de l’invisibilisation des artistes des médias et radios françaises est donc plurifactoriel :

  • Le premier facteur est à l’échelle locale :

En effet, les artistes posent leurs voix sur des mix composés par les Djs, conséquence de quoi, le public retient davantage le nom du Dj que celui des artistes qui ont posé, c’est pour cette raison que l’on voit parfois dans les commentaires de mix sur YouTube (ou alors, les djs les citent directement comme dans cet exemple[18]), les titres et noms des artistes présent.es sur le mix. L’artiste chanteur.euse est donc invisibilisé.e. Pour se faire connaître, les artistes utilisent beaucoup les réseaux sociaux, en fonction de leur affinité avec le réseau. Ils se mettent en scène, poussent des coups de gueule, montrent les coulisses des shows afin de créer une proximité avec le public. Ils encouragent aussi leur communauté à les suivre sur les plateformes de streaming via leurs canaux dès qu’un nouveau son sort, afin de gagner en visibilité et en audience. Prenons l’exemple de Shannon qui a récemment sorti le titre

« Soucè[19] », elle a pris le temps, quelques semaines avant de le teaser, mais surtout, elle l’a chanté a capella avec ses followers afin de leur apprendre la chanson. Les artistes se rendent également chez des streamers comme Océane[20] ou d’autres créateurs de contenu comme Specta afin de gagner en visibilité, mais cela reste une visibilité locale car pour percer au national, il faut avoir une histoire à raconter, un personnage à vendre… et un produit de qualité. Il faut donc savoir bien écrire, composer, mixer, avoir des références musicales, un dossier de presse de qualité, ce que n’ont pas la plupart des artistes puisqu’ils n’ont pas d’agences de presse.

  • Le deuxième facteur est lié au produit :

La musique est un produit commercial dans un marché local très petit et hyper concurrentiel. Les artistes doivent être capables de se distinguer, soit en ayant une belle plume, ou une forte personnalité comme Kalash et Méryl, en ayant un style vestimentaire qui permette au public de les identifier comme Shannon ou un style de danse comme Maureen avec son grand écart. Mais surtout, le problème est structurel. Il faut négocier avec les radios comme le fait le producteur Claude Cabit de Chabine prod, ou Marilène Mauriello épouse de Jean-Michel Mauriello, fondateur d’Hibiscus Records[21] pour qu’elles acceptent de diffuser de la musique dite « urbaine », et s’il y a un titre similaire qui est déjà diffusé dans ce cas, l’autre proposition sera refusée car il ne peut y avoir deux artistes sur un même créneaux. Les manageurs sont souvent des membres de la famille non-formés, ou formés sur le tas, ils ne présentent pas les documents nécessaires pour que l’artiste qu’ils managent soit diffusé en radio. En somme, ils ne savent pas vendre leur produit.

  • Troisième facteur :

Depuis la crise du disque, de nombreuses maisons de disque ont fermé en Martinique comme en France, les artistes pour se faire connaître font tout de manière auto-didacte comme Natoxie ou DJ Chinwax, qui à la manière du défunt, DJ Medhi, ont tout appris sur le tas : mixer, composer, écrire. 

De nombreux acteurs m’ont expliqué que les artistes actuels manquent de culture, ils ne lisent plus, « s’enjaillent » sur le mix, posent les paroles sans se poser de question. Ils manquent de travail, d’implication et de structure, de plan de carrière, d’objectifs, ce qui les empêche de percer et de s’entourer de personnes compétentes.

Il y a un gros problème structurel qui repose sur plusieurs points :

  • Comme annoncé précédemment, le manque de culture des artistes, compositeur, djs est un frein à l’essor de la musique antillaise.

Si la culture du sample massivement utilisée aux USA, c’est peu le cas en Martinique (malgré le titre Biguine Shatta de Natoxie ou le titre Sex friend de Dj Chinwax qui reprend des airs de zouk). Il y a un problème générationnel, dans le sens où les personnes qui produisent de la musique aujourd’hui ne connaissent pas l’origine de certains beat qu’ils utilisent. Il semble manquer de structures de rencontres pour les jeunes comme les ASELQO, même la Mission Locale ne répond pas à leurs besoins. Les jeunes artistes se forment donc par eux-mêmes, perpétuant une pratique issue de la période esclavagiste et post-esclavagiste où la culture de la débrouillardise domine. La plupart des artistes actuels n’ont pas de « culture artistique » au sens où ils n’ont pas fait de solfège, par exemple. Ils ne connaissent pas l’origine de certaines sonorités, paroles etc. Ils reproduisent beaucoup les codes des artistes des USA et de la Jamaïque comme Spice, Shenseea mais éprouvent des difficultés à créer leur propre identité artistique…

  • Le deuxième concerne l’entourage des artistes. Il n’y a quasiment pas de managers, d’agents de presse, de community managers, qui soient véritablement formés.

La plupart des artistes restent dans une économie familiale contrairement à la Jamaïque où dès les années 60’, l’industrie musicale s’est forgée massivement. Cela semble lié au manque de propositions d’études faites aux jeunes. Lors de mes entretiens, de nombreux artistes m’ont confié que durant leurs études, leurs professeurs voire même leurs familles les avaient découragés car ils estimaient que la musique, et notamment le shatta étaient une perte de temps. Les artistes ont néanmoins plus de facilité à être diffusés ou à faire des featurings avec des artistes caribéens comme la Jamaïque (Spice et Shenseea) ou la Guyane représentée par Jahyanaï et Bamby… Les featurings leur ouvre un tout autre marché, celui de l’Amérique centrale et Latine, au-delà de la Caraïbe.

  • Le troisième est politique. Les politiques culturelles et institutionnelles ne permettent pas aux jeunes d’explorer leur curiosité musicale.

Mais surtout, il semble que l’Hexagone persiste à ne pas vouloir considérer ses territoires ultra-marins comme un berceau de talents, d’histoires à raconter. Des territoires légitimes pour ce qu’ils sont et non seulement pour ce qu’ils apportent à la stratégie diplomatique et militaire française.

Du point de vue national, lorsqu’un artiste arrive à percer comme ce fut le cas pour Kalash au début des années 2010, les majors leur demande de renier une partie de leurs origines, de ne plus parler créole, ce fut le cas pour Kassav’. Lorsque Kalash a sorti le titre « Bando[22] » en 2015, Universal voulait qu’il chante en français. L’artiste et sa manageuse Clara ont refusé, financé le clip eux-mêmes à Miami et « Bando » est devenu le succès que l’on connaît.

Les acteurs du milieu sont unanimes sur le fait que la musique urbaine noire dérange la « haute société bien-pensante » martiniquaise, car elle est issue du quotidien, du quotidien des noirs antillais. La musique urbaine, c’est une musique de rue, une musique du cœur, une musique où l’on parle de la misère, où l’on exprime sa colère ou son bonheur et ses joies mais avec des paroles souvent grivoises, vulgaires, parfois violentes. Elle choque, révulse et fédère, elle questionne et s’insurge. C’est un genre musical qui crée une identité, une communauté à travers le monde via les trajectoires d’artistes comme l’explique l’historienne Christelle Lozère[23].

  • Quatrième facteur : les clichés et stéréotypes raciaux continuent de peser sur les artistes. On a pu le voir dans les années 90’ avec Francky Vincent.

Avec « Alice ça glisse », sorti en 1991, on est déjà dans un visuel numérique. Le visuel joue sur le comique. La femme semble surprise, une banane à moitié épluchée en bas à droite en train de « danser » (allégorie du rapport sexuel). Le chanteur apparaît en position de force, sa tête est même plus grande et grosse que celle de la femme, il la maintien des deux mains fermement. Cela sous-entend un rapport de soumission, dominant-dominé mais la femme « y trouve du plaisir » puisque « ça glisse », c’est-à-dire que son sexe se lubrifie. Dans un autre contexte, on pourrait y voir une scène d’agression sexuelle. Non seulement cela fétichise l’homme noir soi-disant doté d’un « grand sexe et obsédé sexuellement », mais cela contribue également à entériner l’image du « sauvage », ou plutôt, de la « musique de sauvage » comme j’ai déjà pu en être témoin à de nombreuses reprises. Le public français « blanc » même « intellectuel » parce qu’il a fait des études, nourries ne serait-ce qu’inconsciemment ces clichés et stéréotypes dont les artistes peinent parfois à se défaire, comme si c’étaient des boulets. Les artistes masculins utilisent des pseudos comme X-Man, JMax, Blaxco… ce qui alimente cette idée de l’homme noir viril. Quant aux femmes, elles adoptent des pseudos doux comme Cécinelle, Candys, Kryssy, Noelia, Shannon, Shadeey’s qui font penser à des femmes faciles, mais ces pseudonymes sont trompeurs lorsque l’on découvre le franc-parler de ces femmes.

Il semble que les artistes actuels de 20 à 30 ans essaient de leur mieux de réécrire et de se réapproprier leur histoire, en s’éloignant de la lourdeur du passé colonial, c’est peut-être aussi pour cette raison qu’ils se désintéressent tant de leur patrimoine culturel, parce qu’il leur rappelle la douleur de leurs ancêtres, une douleur qu’ils ne veulent plus assumer aujourd’hui. Il faut néanmoins nuancer cela, car si une majeure partie d’entre eux ne font « que du divertissement », d’autres essaient de faire de la musique consciente à travers le shatta, se documentent sur le féminisme, critiquent le colorisme, dénoncent le patriarcat, les violences faites aux femmes, la violence des gangs et de la drogue comme on peut le voir dans le court-métrage de l’artiste Willem [24]. C’est parce qu’il y a un manque d’offres et beaucoup de demande locale (la culture du streaming avec Spotify est encore peu ancrée dans les Antilles puisque disponible depuis quatre ans seulement) que Méryl et d’autres artistes aujourd’hui montent leurs labels (Maison Caviar), créent des réseaux d’artistes, conseillent les jeunes artistes de demander à s’entourer d’avocats avant de signer un contrat. La jeune génération commence à se structurer, avec ses propres codes et ses valeurs pour montrer qu’elle en vaut la peine, à cela s’ajoute la pression du public martiniquais que les artistes qualifient de « particulièrement exigeants », ils redoublent de travail car ils n’ont pas « pas le droit à l’erreur » comme le disent Méryl et Maureen à Loxymore TV. Enfin, ce n’est pas un hasard si dans les saisons deux et trois de Nouvelle Ecole des artistes antillais ont participé au show. Ces jeunes veulent montrer qu’ils valent autant que des artistes mainstreams hexagonaux actuels, qu’ils sont aussi talentueux, vendeurs et acharnés.

Références de cet article

  1. https://www.potomitan.info/atelier/cultures.php

2. https://www.illustre.ch/magazine/la-fetichisation-des-personnes-racisees-et-lexotisation-du-corps-des-femmes

3. Chollet, Mona. Réinventer l’amour – Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles. Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2021

4. https://www.martinique.franceantilles.fr/loisirs/musique/ah-la-vie-quon-mene-krys-nous-raconte-lhistoire-de-son-tube-god-bless-998877.php

5. CHASTAGNER Claude. La Country, histoire d’une renaissance. Revue française d’études américaines, 2005/2 n° 104, p.5-18. DOI : 10.3917/rfea.104.0005. URL : https://shs.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2005-2-page-5?lang=fr.

6. https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/god-bless-du-chanteur-guadeloupeen-krys-tube-des-vacances-2024-1518212.html

7. https://www.tiktok.com/@val_jcm/video/7398292049105145120

8. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/11/30/la-barbade-devient-une-republique-et-se-detache-de-la-couronne-britannique_6104132_3210.html

9. Robert, Valérie. Téléréalité – La fabrique du sexisme, Les Insolentes, avril 2022 

10. https://www.editions-jclattes.fr/livre/vivre-pour-les-cameras-9782709672498/

11. https://la1ere.francetvinfo.fr/la-longue-lutte-de-la-langue-creole-pour-la-reconnaissance-1335644.html

12. https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/1292364/revue137-creole.pdf

13. https://www.martinique.franceantilles.fr/actualite/justice/reconnaissance-du-creole-apres-le-rejet-de-son-recours-le-prefet-fait-appel-956435.php

14. https://bordeaux.cour-administrative-appel.fr/decisions-de-justice/dernieres-decisions/reconnaissance-du-creole-comme-langue-officielle-le-juge-des-referes-de-la-cour-suspend-l-execution-de-la-deliberation-de-l-assemblee-de-martinique#:~:text=L’assembl%C3%A9e%20de%20Martinique%20a,m%C3%AAme%20titre%20que%20le%20fran%C3%A7ais.

15. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000005616341

16. https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/la-martinique-n-en-a-pas-encore-fini-avec-le-fleau-de-l-illettrisme-1374230.html

17. https://www.youtube.com/watch?v=vExCPUs6Zco

18. https://www.youtube.com/watch?v=983_4Exfo2U&t=525s

19. https://pepseeactus.com/music/shannon-souce/

20. https://www.youtube.com/watch?v=KW-73VZnIsk

21. https://www.martinique.franceantilles.fr/divers/il-etait-le-createur-du-label-hibiscus-records-adieu-jean-michel-mauriello-493725.php

22. https://www.surlmag.fr/kalash-interview-video-2016/

23. 2023 : Lozère C., Histoire de l’art des Antilles françaises en contexte esclavagiste et post-esclavagiste (XIXe siècle – 1943). Pratiques, réseaux et échanges artistiques, Habilitation à diriger des recherches, Université Panthéon Sorbonne, 27 juin 2023, 434 pages. 

24. https://www.youtube.com/watch?v=KVMWBNX83zM

Noor-Sharina Grondin

Je m’appelle Noor-Sharina et je fais une thèse sur le shatta. Passionnée d’arts visuels comme la photographie, le théâtre ou la musique, je suis également très engagée pour les droits des femmes, l’égalité des genres et la jeunesse. Par mon travail, je souhaite “construire des ponts entre les générations” pour un monde plus harmonieux. J’anime une page Instagram dans laquelle j’explique en quoi consiste la recherche en Histoire et quels sont les objectifs de ma thèse.

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