Pourquoi faire une thèse sur le shatta ?

Par: Noor-Sharina Grondin

Pourquoi faire une thèse sur le shatta ?

Publié le 22 janvier 2025

Cette thèse a pour objectif de participer à la patrimonialisation du shatta.

Ce genre musical né d’une jeunesse qui ne voyait pas d’avenir et se sentait à l’abandon est le témoin de la réalité du quotidien des martiniquais. En proie à une crise identitaire, ne se sentant pas reconnue comme française, on le voit avec les manifestations contre la vie chère et le poids d’un passé colonial qui n’est pas encore apaisé ; la jeunesse martiniquaise se cherche et invente ou réinvente ses codes.

Le terme « shatta » vient du jamaïcain « shottàs » qui lui aussi vient de l’anglais « to shoot », on trouve donc de la violence à son origine, la figure du « gangster », du « badboy » et de la violence de rue. Cependant, les jeunes martiniquais l’ont transformé et lui ont donné une polysémie singulière. « Shatta » est ainsi plus qu’une musique, c’est un marqueur social et identitaire.

À l’instar du terme « zouk »[1] qui désignait une « surprise party » [2] dans les années 60/70, le terme « shatta » était utilisé aussi dans le contexte des soirées sous l’expression « c’est shatta ça ! la soirée est shatta ! » ce qui voulait dire que c’était une super soirée.

L’origine sociale du shatta vient aussi questionner la politique urbaine française ainsi que la manière dont elle considère les populations vivant dans les territoires ultra-marins[3] . En effet, le shatta s’est développé dans des quartiers populaires et met en exergue le phénomène de « ghettoïsation » [4] et de relégation sociale [5]  dont souffre une partie de la population[6]. Dans ces quartiers précaires[7]  : Volga, Dillon[8] , Trénel ou St-Joseph, on y retrouve une forte mixité sociale, de la violence, des trafics, des violences de genre, des inégalités de genre et intra-familiales dont se sont saisies les artistes afin de devenir des porte-voix, des lanceurs d’alerte sur la situation critique de leur île. Ils se nourrissent de leur quotidien pour nourrir leur créativité débordante et ainsi améliorer leur situation sociale. Des lieux emblématiques comme le Lycée Technique Joseph Gaillard, le lycée Bellevue et Chateauboeuf deviennent les hauts lieux de cette expression artistique, lieux de battle entre crews.

Là encore, le parallèle avec la crise actuelle est frappant, l’entend avec le titre d’Elvys Futur « La vi chè » sortie en septembre 2024. Sur une instrumentale dansante, les chanteurs et chanteuses déclament des paroles souvent émotionnelles, faites en « freestyle » mais qui ont toutes en commun, la souffrance… la souffrance du quotidien, mais aussi la résilience. Le shatta, ce n’est pas uniquement parler de sexualité, c’est questionner le rapport au genre, à l’identité, aux inégalités socio-raciales ; c’est un travail de transmutation de la douleur. Les artistes n’ont pas toujours conscience de la portée politique de leurs textes, de la vibration éminemment politique de leur art car leur objectif est avant tout, de faire danser le peuple.

Faire danser le peuple comme le soir autour du feu, dans les plantations après la journée de labeur, où, pour transmuter la douleur de l’épuisement et des coups, le chant et la danse venaient raviver la vie et l’espoir d’un lendemain meilleur.

Le shatta est souvent qualifié de « dérivé » du dancehall. En réalité, il est plus un «dancehall » local à part entière qu’un simple dérivé car les beatmakers comme PSK Music, Mafio House, Dj Dan, Dj Vtrine, Dj Skunk, Dj Jo, Dj Charlan ou Dj Digital pour ne citer qu’eux ont créé un dancehall propre à la Martinique. Un dancehall qui répond aux codes sociaux et langagiers de la Martinique des années 2010, de l’ère « Facebook » mais aussi, un dancehall dont la structure rythmique trouve ses origines… dans celle du bèlè. Intuitivement, instinctivement, les beatmakers ont retravaillé le dancehall jamaïcain pour créer un dancehall martiniquais. Le shatta fait partie de cette catégorie de « dancehall locaux », dans sa structure rythmique, on retrouve, de la basse (c’est la base fondamentale du shatta) et des percussions. Les percussions sont l’écho, le lien filial avec le bèlè car il a la même structure.

Les textes, inspirés du slackness jamaïcain mais également de la soca ont permis aux chanteurs-interprètes et paroliers de mettre en image leurs émotions, ce dont ils étaient témoins au quotidien, s’inspirant parfois de comptines pour enfants. Le shatta transmute, parle aux générations actuelles, c’est de la résilience pure. Il est le reflet d’une société qui tait ses maux.

Pourquoi ?

Les raisons sont multiples.

À partir de 2012, lorsque les premiers hits se font entendre dans les voitures et le bouche à oreille, dans les soirées (ex : « Lecococo » de Magic feat Magic, « Poil à gratter » de Danthology et PSK Music ou encore « Look Lemon » de Blicassty) ; les radios locales refusent de diffuser le shatta. Il est qualifié de « deux notes » pour sa « relative simplicité » rythmique, alors qu’en réalité, construire une instrumentale shatta demande bien plus de travail justement… parce que l’instrumentale doit être simple. Son BPM entre 95 et 100 (voire 110 dans certains cas) doit permettre aux chanteurs et chanteuses de poser leurs textes facilement, le flow doit coller à la prod. Il est également dénigré pour ses paroles jugées « vulgaires » ou trop « crues ». Un bon son shatta, c’est une bonne instru et un refrain qui reste dans la tête. 

À l’origine, le shatta c’est « une instu dansante et des paroles conscientes » comme avec Ti-Blica « Cho les Vacabons » (2013, instru de PSK) ou l’emblématique « Hala APK » de Sorrow, MT et Niko qui formeront la future « APK Family » sorti en 2015.

Les artistes ont plusieurs casquettes, là aussi, cette polyvalence reflète le passé esclavagiste. Dans une société inégalitaire, ils sont presque « obligés » d’être : compositeur, interprète, parolier, beatmaker et/ou producteur. La charge de travail est immense mais est également garante de leur liberté artistique. Leurs conditions de travail sont précaires car ce sont des auto-entrepreneurs, majoritairement autodidactes, leurs revenus dépendent de la Sacem, des écoutes streamings, des prestations en club ou en festivals. Certains ont un métier à côté pour arrondir les fins de mois.

Ainsi, le shatta ne se résume pas au sexe, il est révélateur d’une réalité concrète et spécifique au territoire martiniquais.

Références de cet article

1.Gérald Désert, Le Zouk : Genèse et représentations sociales d’une musique populaire, Paris, Anibwe, coll. « Liziba », 2018.

2.Nakan « A journal of cultural studies ». Frédéric Lefrançois. Origines et ramifications diasporiques de la culture zouk.

3.Jacques Dumont. L’amère patrie – Histoire des Antilles françaises au XXe siècle 24/03/2010.

4.Le terme de ghetto désigne tout quartier qui connaît une mise à l’écart subie ou voulue (dans le cas des gated community). Central par sa localisation dans l’agglomération, le ghetto subi est dans une situation de marge urbaine par la position sociale de ses habitants. Voir : Hervé Vieillard-Baron, « Ghetto », Hypergéo. Site consulté Geoconfluences-ens-Lyon rubrique « glossaire » : ghetto

5.Les Ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris : Seuil, 2007.

6.La violence des riches – Chronique d’une immense casse sociale, Paris : Zones, 2013.

7.Arnaud Lionel. Le quartier comme dispositif d’apprentissage et de création. L’émergence d’une communauté épistémique populaire au service du renouveau des traditions chorégraphiques et musicales en Martinique.

8.Mélody MOUTAMALLE – Conférence « Un quartier populaire : Dillon, entre histoire, mémoire et art. Philippe VILLARD. Le logement social à la Martinique -100 ans de Chroniques 1902-2004.

Noor-Sharina Grondin

Je m’appelle Noor-Sharina et je fais une thèse sur le shatta. Passionnée d’arts visuels comme la photographie, le théâtre ou la musique, je suis également très engagée pour les droits des femmes, l’égalité des genres et la jeunesse. Par mon travail, je souhaite “construire des ponts entre les générations” pour un monde plus harmonieux. J’anime une page Instagram dans laquelle j’explique en quoi consiste la recherche en Histoire et quels sont les objectifs de ma thèse.

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